4th March 2015

Lloyd Kaufman : “J’ai vraiment décidé de faire du cinéma le soir où j’ai pris du LSD”

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(CLICK HERE for the original article from telerama.fr)

Lui, c’est les séries Z comico-gore à gros seins. Alors les majors, les festivals snobs et autres films bourgeois pseudo-indépendants, il les dézingue. Entretien avec Lloyd Kaufman, fondateur de Troma, le “dernier studio de cinéma indépendant américain”.

Dans la rue, avec sa mallette en cuir et son nœud papillon rose bonbon, il ressemble à un VRP en farces et attrapes. Derrière son bureau du Queens, cerné par les posters de ses films et leurs produits dérivés, Lloyd Kaufman arbore encore un ensemble veste-bermuda-baskets fluos à faire pleurer Mademoiselle Agnès. Une image décalée que le cofondateur de Troma Entertainment, assume autant qu’il en joue.

Il est le pape américain de la série Z comico-gore à gros seins depuis quatre décennies, et le « dernier studio de cinéma indépendant américain », ainsi qu’il le fanfaronne volontiers, a produit ou distribué près d’un millier de films dont il s’attribue volontiers la paternité – parmi eux, pas l’ombre d’un chef-d’œuvre, évidemment.

L’œil matois, toujours prêt à dézinguer les apôtres du mainstream et les tartuffes du cinéma underground, Lloyd Kaufman a accepté de jeter un coup d’Å“il dans le rétro au lendemain des 40 ans de la société. Rencontre avec un faux clown vraiment sympathique qui éclate des pastèques emperruquées depuis 1974 et prend toujours autant de plaisir à le faire.

On ne peut pas dire que le cinéma soit une passion précoce pour vous, non ?
J’y suis venu sur le tard, c’est vrai. J’ai commencé par étudier les langues à Yale. Comme j’avais déjà appris beaucoup sur l’Amérique et l’Europe au lycée [il parle d’ailleurs couramment français, ndlr], je voulais consacrer mes études supérieures à la Chine et l’Afrique. Je partageais alors ma chambre avec Robert Edelstein, un fanatique de cinéma. C’est lui qui m’a transmis le virus. J’aurais aussi bien pu la partager avec George Bush, vu qu’on était dans la même promotion, mais heureusement ça n’a pas été le cas.

“J’ai passé un an en brousse, sans électricité ni eau courante.”

Vous êtes parti au Tchad dans les années 60, en plein milieu de votre cursus universitaire. Pourquoi ?
Un besoin de changer de décor. J’avais passé ma vie à Manhattan, une île de ciment très sophistiquée, à suivre une scolarité très stricte et non mixte en plus. Et puis je m’ennuyais beaucoup à Yale. En 1965, j’ai donc passé un an en brousse avec des militaires français, sans électricité ni eau courante. J’en garde des souvenirs très intéressants, notamment celui de femmes à demi-nues et d’animaux sauvages tués à la lance.

De retour à l’université, vous avez réalisé votre premier film, The Girl Who Returned. C’est un film expérimental plutôt éloigné du style Troma…
C’est un film très ennuyeux, c’est vrai. Je l’ai tourné quand j’étais en échange à Stanford, ou j’étais parti étudier le chinois, avec des acteurs recrutés sur le campus. J’ai utilisé une caméra Bolex, un modèle qui ne permettait pas de prise de son. Je me suis retrouvé avec un film de 75 minutes en noir et blanc quasiment muet, à l’exception de la musique et de quelques effets sonores. En plus, j’ai eu la bonne idée de mettre un écran noir entre les scènes, comme ça, sans rien. Une sorte de « musique sans musique » à la John Cage, mais visuel. Quand j’ai présenté le film, les gens se retournaient dans la salle parce qu’ils pensaient que le projecteur était cassé…

The Battle of Love Return, votre deuxième film, a suscité des réactions plus positives. Le New York Times vous a même comparé à Woody Allen et Mel Brooks à sa sortie.
Oui, les critiques ont beaucoup aimé, mais encore une fois c’est un film très emmerdant. D’ailleurs, c’est aussi ce qu’en a pensé mon père : lors d’une conférence de presse, il a même dit que sa scène préférée était celle de la mort de mon personnage. En même temps, je l’avais forcé à jouer dedans…

Il vous a aussi pas mal aidé à vos débuts, non ?
Mon père était avocat. Quand Michael [Michael Herz, le discret co-fondateur de Troma] et moi avons lancé le studio, en 1974, il nous a donné des conseils juridiques. Il aimait beaucoup Michael. D’une certaine manière, il le considérait comme le fils qu’il n’avait jamais eu !

“On a créé le studio pour tourner des films en toute indépendance.”

Pourquoi avez-vous fondé Troma ?
La bêtise ! Nous aurions dû devenir de riches sénateurs, comme Clinton. On a créé le studio pour tourner des films en toute indépendance. A Yale, je dévorais les Cahiers du Cinéma. J’étais fasciné par les articles de Truffaut, Chabrol et Godard, la politique des auteurs, l’idée de contrôle absolu du réalisateur sur son Å“uvre… Tout ça m’a beaucoup influencé et m’a donné envie de devenir « auteur » à mon tour. Ça, et le LSD.

Le LSD ?
Oui, un soir lorsque j’étais étudiant, j’en ai pris. C’est cette nuit-là que j’ai vraiment décidé de faire du cinéma. J’avais deux options : soit travailler en Californie sur un film mainstream avec Barbra Streisand, soit rester à New York et bosser pour une petite boîte indépendante. Choisir la seconde a bien évidemment gâché ma vie. En Californie, j’aurai pu devenir Michael Bay ! Malheureusement, je suis resté Lloyd Kaufman, auteur souterrain [en français dans le texte, ndrl].

Un auteur « souterrain » qui a travaillé sur des films à succès, comme Rocky…
J’avais fait la connaissance de John Avildsen [le réalisateur du film, ndlr]. Il l’a réalisé en 1975 et Troma n’existait que depuis un an. Pour moi, travailler sur ce genre de films, c’était un peu faire l’école de cinéma que je n’avais jamais intégrée.

Troma a aussi été une rampe de lancement pour de futures stars, non ?
Quelques-unes, effectivement. Kevin Costner est la vedette de Sizzle Beach USA par exemple, mais il en a un peu honte. Il n’a même pas voulu que son nom apparaisse sur le DVD… A une époque où l’on avait un peu d’argent, nous avons aussi acheté un des premiers films de Dustin Hoffman. On a aussi contribué à lancer Dennis Hopper dans Mad Dog Morgan, un film indépendant vraiment excellent dans lequel il se fait sodomiser.

Le nom de Robert de Niro apparaît aussi dans votre catalogue.
C’est vrai, nous avons distribué son premier film, The Wedding Party, dont il est vraiment fier. D’ailleurs, je l’ai croisé un jour dans une fête et lorsque je lui ai dit que nous l’avions sorti en DVD, il était très heureux et m’en a demandé une copie pour la montrer à ses enfants.
[Les deux derniers titres que cite Lloyd Kaufman sont des films que Troma a distribués en DVD longtemps après leur sortie, et après qu’ils ont connu une première exploitation salle et vidéo. Il n’a donc « contribuer à lancer » personne, ndrl]

Troma est connu pour ses comédies gore à petit budget, mâtinées d’érotisme. Néanmoins vous glissez souvent des messages moins superficiels dans vos films.
Nous avons produit des centaines de films différents mais c’est vrai que, personnellement, j’aime bien traiter des problèmes contemporains. Malheureusement, je tourne assez peu. La dernière fois, c’était pour Poultrygeist [sorti en 2008, le film met en scène des clients de fast-food transformés en poulets zombies, ndlr]. C’est le Mc Donald’s situé à côté de nos anciens locaux de Manhattan qui m’a inspiré : quand il a ouvert, des rats gros comme des chats ont envahi notre sous-sol. Je suis devenu un opposant obsessionnel à Mc Do, je lisais tout ce qui se rattachait de près ou de loin aux fast-food.

Vous produisez et tournez des films indépendants depuis 40 ans maintenant. Les choses ont-elles beaucoup changé depuis vos débuts ?
Les débuts de Troma n’ont pas été faciles mais très franchement, c’est plus difficile aujourd’hui que jamais. Notamment pour trouver des financements. Il m’a fallu près de cinq ans pour boucler Poultrygeist. Avant, vous pouviez au moins garantir aux investisseurs qu’ils retrouveraient leur argent à l’arrivée. Maintenant, c’est fini. En plus, avec la disparition des lois contre les monopoles – dont Reagan et Clinton sont responsables – c’est devenu quasiment impossible de gagner du fric et d’avoir un public sans être lié à l’un des vassaux des conglomérats. Avec AOL ou Fox vous pouvez faire de l’argent, le problème, c’est que vous pouvez être sûr qu’ils vont vous censurer. Je préfère garder ma liberté artistique.

“Si par miracle vous percez l’hymen du mainstream, c’est le public qui se fait baiser.”

Les grands groupes ne se bousculent de toutes façons pas devant la porte de Troma. Vous dites d’ailleurs qu’ils vous blacklistent. Pourquoi ?
Parce que c’est le cas ! Prenez Cannibal, The Musical ! de Trey Parker et Matt Stone [les créateurs de South Park, que Kaufman a aidés à leurs débuts, ndlr]. Sans publicité, nous avons réussi à écouler cint cent mille DVD et cassettes depuis sa sortie, ce qui est énorme pour un petit film. Eh bien, il n’est jamais passé à la télé américaine, même pas sur Comedy Channel, où South Park est diffusé !

Même chose avec Citizen Toxie [la suite de Toxic Avenger, le plus gros succès du studio, dans lequel un manutentionnaire acnéique se transforme en super-héros par la grâce d’un contact avec des déchets nucléaires]. Nous en avons vendu encore plus d’exemplaires que de Cannibal. Pourtant, il n’est jamais passé à la télé non plus. L’hymen du mainstream est impénétrable pour des gens comme nous, ou pour les artistes indépendants. Et si par miracle vous le percez, c’est le public qui se fait baiser. Les gens qui travaillent ici pensent que le jour où un bus me passera dessus, l’industrie commencera à s’intéresser à nous et que les films de Troma passeront à la télé. Mais il va falloir attendre que je sois mort pour ça.


Toxic Avenger – Bande annonce FR by _Caprice_

L’essor d’Internet ne vous a-t-il pas permis de trouver une parade à vos problèmes de distribution ?
Tous les acteurs issus des nouvelles technologies, que ce soit sur le câble hier ou sur Internet aujourd’hui, veulent collaborer avec nous lorsqu’ils commencent. Mais dès qu’ils intègrent le « club », ils exploitent les indépendants. Netflix paye dix centimes par film par exemple, ça n’en vaut pas la peine. Et pourtant quand leurs représentants nous ont invité à déjeuner à leurs débuts, ils nous ont baratiné : « Nous n’avons pas d’argent pour le moment, mais si vous voulez bien travailler avec nous, nous vous en donnerons un paquet quand nous en gagnerons. » Ça n’est jamais arrivé. A l’époque, HBO nous avait dit la même chose.

Troma est présent sur la toile depuis 20 ans. Ça doit bien servir à quelque chose ?
Evidemment : nous avons 600 000 visiteurs par mois sur nos différents sites, et comme nous proposons nos films à la vente, on en tire toujours un peu d’argent. Mais surtout, le Net est le seul médium vraiment démocratique. C’est le dernier endroit où la Fox et nous pouvons attirer l’attention du public en étant sur un pied d’égalité.

Trey Parker a dit un jour : « Personne ne sait faire des films et ne pas en tirer un dollar mieux que Lloyd Kaufman. » Un bien bel hommage…
C’est vrai. Cette phrase me plaît tellement que je l’ai mise sur mon compte Twitter.

“Nous, on se contente des miettes qui tombent de la table de Rupert Murdoch.”

Plus sérieusement, comment Troma gagne de l’argent ?
On est fauchés ! Sérieusement, nous sommes plus connus mais aussi plus pauvres que jamais. Lui [il désigne d’un coup de menton Michael Herz, assis derrière le bureau d’en face] et moi, ça fait longtemps qu’on n’a pas reçu de « pay check ». Mais en même temps, vous connaissez d’autres studios indépendants qui ont plus de 5 ans ? Non, il n’y en a pas, mis à part Lionsgate peut-être, et encore ils ont partie liée avec les gros de l’industrie. A l’arrivée, le seul studio indépendant qui existe depuis 40 ans, c’est Troma.

Comment survivez-vous dans ce cas ?
Nous avons une collection de presque mille films, et on trouve toujours des gens prêts à en acheter. A côté de ça, certains de nos films font l’objet de remakes, comme Mother’s Day et Toxic Avenger. Surtout, nous bénéficions d’un bon bouche-à-oreille, et c’est d’ailleurs ça qui a permis à nos productions les plus connues, comme Tromeo and Juliet ou Terror Firmer, de rencontrer un certain succès.

Mais comme je le disais, les temps sont durs. Sur Poultrygeist par exemple, qui est un très bon film, salué par le New York Times, 95 % des 500 000 $ investis ont été perdus. Sans passage au cinéma, sans diffusion télé et sans vente dans les magasins, comment voulez-vous gagner du fric ? Nous, on se contente des miettes qui tombent de la table de Rupert Murdoch.

Vous avez quand même de nombreux fans prêts à tout pour Troma, qu’il s’agisse de participer bénévolement à des tournages, ou à des campagnes de crowdfunding pour soutenir vos initiatives.
C’est vrai, c’est grâce à eux que nous gardons la tête hors de l’eau. Nos fans sont très loyaux, ils sont notre arme secrète en quelque sorte. Des jeunes gens venus du monde entier – d’Islande, du Japon, d’Allemagne, de Californie… – payent souvent eux-mêmes leur billet d’avion pour venir participer gratuitement à un tournage. Ça, c’est quelque chose que les grandes firmes ne peuvent pas acheter, malgré leurs pubs à 100 millions de dollars, leurs tapis rouges et toutes leurs conneries.

Comment expliquez-vous un tel engagement ?
Parce que nos fans sont jeunes et idéalistes, et qu’ils veulent participer à la création d’une Å“uvre artistique en laquelle ils croient. Pour certains, le tournage d’une production Troma est simplement une belle expérience de vie, pour d’autres, c’est une sorte d’école de cinéma à part entière.

Ça peut aussi être une expérience assez traumatisante, mauvais jeu de mots mis à part.
C’est vrai que lorsqu’on regarde les documentaires tirés de certains tournages, comme Fart of Darkness ou Two Girls One Duck, on s’aperçoit que ce n’est pas toujours une partie de plaisir. Sur Return of Nuke ’em High par exemple, les volontaires qui nous ont apporté leur aide ont dormi pendant deux mois sur le sol d’une morgue abandonnée.

“Si vous êtes le fils de Tom Hanks, vous avez votre chance.”

Vous venez d’étriller les majors du cinéma. Mais vous vous en prenez aussi à ceux que vous présentez comme de faux indépendants…
Tout simplement parce que le mot même d’« indépendant » a été volé par les majors. Depuis quand Fox Searchlight ou Sundance sont indépendants ? Les productions trop subversives, trop originales ne sont jamais acceptées dans ce festival. Par contre, si vous présentez un film bourgeois pseudo-indépendant avec un budget de 12 millions de dollars, ou si vous êtes le fils de Tom Hanks, vous avez votre chance.

C’est d’ailleurs en réaction à Sundance que vous avez créé votre propre festival, TromaDance ?
Il y a 16 ans, nous sommes allés à Sundance avec Trey Parker et Matt Stone. Les gens, l’ambiance, tout était très snob. Trey a suggéré que nous créions quelque chose pour présenter Cannibal, The Musical ! en marge de l’événement. Il a loué un emplacement juste à côté de l’endroit où il se déroulait et l’a fait. Ça a attiré pas mal de monde, du coup l’année d’après, nous avons recommencé et créé TromaDance, un festival vraiment indépendant où les artistes peuvent soumettre leurs films gratuitement. Contrairement à Sundance.

Vous aimez aussi bousculer la Croisette à l’occasion du festival de Cannes…
J’y vais chaque année depuis plus de quarante ans. En 1971, nous n’avions pas suffisamment d’argent pour nous offrir l’hôtel – tout juste assez pour louer les écrans pour projeter Sugar Cookies – et nous avons dormi sur la plage. Les flics trouvaient ça amusant. Malheureusement tout ça a beaucoup changé depuis. Maintenant, on croise des bureaucrates surpayés qui passent leur temps à sucer des sponsors.

Cannes est devenu plus fasciste que jamais : tout le monde doit porter un smoking noir dans la salle Lumière, sinon on ne vous laisse pas entrer. On se croirait dans Metropolis de Fritz Lang ! L’année dernière, quand la loi autorisant les unions homosexuelles est passée en France, on a décidé d’organiser un mariage lesbien, avec un prêtre et tout. On n’était même pas dans le périmètre du festival, et pourtant, la sécurité nous est tombée dessus comme une bande de Yakuzas. C’est vraiment triste.

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